La question "Qu'est-ce que l'art ?" a longtemps intrigué philosophes, artistes et critiques. Au cœur de ce débat se trouve la théorie institutionnelle de l'art, développée par le philosophe américain George Dickie dans les années 1970. Cette approche novatrice propose une perspective unique sur la nature et la définition de l'art, remettant en question les conceptions traditionnelles basées uniquement sur les propriétés intrinsèques des œuvres. En plaçant l'accent sur le contexte social et institutionnel de la création artistique, Dickie offre un cadre conceptuel qui continue d'influencer notre compréhension de l'art contemporain et des pratiques artistiques émergentes.
Fondements de la théorie institutionnelle de l'art
La théorie institutionnelle de l'art repose sur l'idée fondamentale que l'art ne peut être défini uniquement par ses caractéristiques inhérentes, mais doit être compris dans le contexte plus large du monde de l'art . Selon Dickie, ce qui fait d'un objet une œuvre d'art n'est pas sa beauté, son originalité ou sa capacité à susciter l'émotion, mais plutôt sa reconnaissance et son acceptation par les institutions artistiques établies.
Cette approche marque une rupture significative avec les théories esthétiques traditionnelles qui cherchaient à identifier des qualités universelles ou essentielles de l'art. Au lieu de cela, Dickie propose que l'art soit défini par son statut au sein d'un système social complexe, comprenant des artistes, des critiques, des conservateurs de musées, des collectionneurs et d'autres acteurs du monde de l'art.
L'un des aspects les plus révolutionnaires de la théorie de Dickie est sa capacité à expliquer l'émergence de formes d'art non conventionnelles ou controversées. En mettant l'accent sur le processus de légitimation institutionnelle plutôt que sur des critères esthétiques préétablis, cette théorie offre un cadre conceptuel pour comprendre comment des objets apparemment banals ou provocateurs peuvent acquérir le statut d'œuvre d'art.
Le "monde de l'art" selon george dickie
Le concept de "monde de l'art" est central dans la théorie institutionnelle de Dickie. Il désigne l'ensemble des acteurs, institutions et pratiques qui constituent l'écosystème artistique. Ce monde de l'art n'est pas une entité monolithique, mais plutôt un réseau complexe et dynamique d'interactions et de relations de pouvoir.
Définition et composantes du système artistique
Le système artistique, tel que défini par Dickie, englobe une variété d'éléments interconnectés. Il comprend non seulement les artistes et leurs œuvres, mais aussi les galeries, les musées, les écoles d'art, les critiques, les collectionneurs et le public. Chacun de ces acteurs joue un rôle crucial dans la création, la diffusion et la légitimation de l'art.
Au cœur de ce système se trouve le concept de cadre institutionnel , qui fournit le contexte nécessaire pour qu'un objet soit considéré comme de l'art. Ce cadre peut être physique, comme un musée ou une galerie, mais il peut aussi être conceptuel, comme une théorie artistique ou un mouvement culturel.
Rôles des acteurs dans l'écosystème artistique
Dans le monde de l'art de Dickie, chaque acteur remplit une fonction spécifique qui contribue à la définition et à la valorisation de l'art. Les artistes créent des œuvres, bien sûr, mais leur statut d'artiste est lui-même conféré par le système artistique. Les critiques et les historiens de l'art fournissent un contexte intellectuel et une légitimité théorique. Les conservateurs de musées et les galeristes sélectionnent et présentent les œuvres, influençant ainsi ce qui est considéré comme digne d'attention.
Le public, loin d'être un simple spectateur passif, joue également un rôle actif dans ce système. En participant à des expositions, en achetant des œuvres ou simplement en les discutant, le public contribue à la reconnaissance et à la valeur culturelle de l'art.
Processus de légitimation des œuvres d'art
La légitimation d'une œuvre d'art, selon la théorie de Dickie, est un processus complexe qui implique plusieurs étapes et acteurs. Ce processus commence souvent par la création de l'œuvre par l'artiste, mais ne se termine pas là. L'œuvre doit ensuite être reconnue et validée par divers agents du monde de l'art.
Ce processus peut inclure la sélection de l'œuvre pour une exposition, sa critique dans des publications spécialisées, son acquisition par des collectionneurs ou des musées, et son intégration dans le discours artistique plus large. Chacune de ces étapes contribue à établir et à renforcer le statut de l'objet en tant qu'œuvre d'art.
Influence des institutions culturelles sur la définition de l'art
Les institutions culturelles, telles que les musées, les galeries et les académies d'art, jouent un rôle prépondérant dans la théorie de Dickie. Ces institutions ont le pouvoir de conférer le statut d'art à des objets en les présentant dans un contexte artistique. Par exemple, lorsqu'un ready-made de Marcel Duchamp est exposé dans un musée, il acquiert un statut artistique qu'il n'aurait pas eu dans un autre contexte.
Cette influence institutionnelle soulève des questions importantes sur le pouvoir et l'autorité dans le monde de l'art. Qui a le droit de décider ce qui est de l'art ? Comment ces décisions sont-elles prises et contestées ? La théorie de Dickie nous invite à examiner de manière critique les structures de pouvoir qui sous-tendent nos conceptions de l'art.
Critères de classification des œuvres d'art dans la théorie de dickie
Bien que la théorie institutionnelle de Dickie mette l'accent sur le contexte social de l'art, elle ne néglige pas complètement les caractéristiques des œuvres elles-mêmes. Dickie propose plusieurs critères pour classifier les objets comme des œuvres d'art, tout en soulignant que ces critères sont toujours appliqués dans le cadre du monde de l'art institutionnel.
Artefact et intention artistique
Le premier critère de Dickie est que l'objet en question doit être un artefact, c'est-à-dire un objet créé ou modifié par l'homme. Cette définition exclut les objets naturels non modifiés, même s'ils peuvent être esthétiquement plaisants. L'intention artistique est également cruciale : l'objet doit avoir été créé ou présenté avec l'intention d'être considéré comme de l'art.
Ce critère de l'intention artistique permet d'inclure des formes d'art conceptuel ou des ready-mades qui pourraient sembler indiscernables d'objets ordinaires. C'est l'intention de l'artiste, reconnue par le monde de l'art, qui transforme ces objets en œuvres d'art.
Contexte de présentation et réception publique
Le contexte dans lequel un objet est présenté joue un rôle crucial dans la théorie de Dickie. Un objet présenté dans une galerie d'art ou un musée est plus susceptible d'être reconnu comme une œuvre d'art que le même objet dans un contexte quotidien. Cette emphase sur le contexte de présentation souligne l'importance des institutions artistiques dans la définition de l'art.
La réception publique est également un facteur important. Comment le public perçoit et interprète l'objet ? Est-il considéré et discuté comme une œuvre d'art ? Ces questions de réception et d'interprétation font partie intégrante du processus de légitimation artistique selon Dickie.
Reconnaissance institutionnelle et statut d'œuvre d'art
Ultimement, dans la théorie de Dickie, c'est la reconnaissance institutionnelle qui confère le statut d'œuvre d'art à un objet. Cette reconnaissance peut prendre diverses formes : l'inclusion dans une exposition, l'acquisition par un musée, la discussion dans des publications spécialisées, ou l'enseignement dans des écoles d'art.
Il est important de noter que cette reconnaissance n'est pas nécessairement unanime ou permanente. Le statut d'une œuvre d'art peut être contesté, débattu et réévalué au fil du temps. C'est ce processus dynamique de reconnaissance et de contestation qui, selon Dickie, caractérise le monde de l'art.
Critiques et limites de la théorie institutionnelle
Malgré son influence considérable, la théorie institutionnelle de Dickie a fait l'objet de nombreuses critiques. Certains philosophes et critiques d'art ont soulevé des objections importantes qui méritent d'être examinées.
Une critique majeure concerne le caractère potentiellement circulaire de la définition de l'art proposée par Dickie. Si l'art est défini par sa reconnaissance dans le monde de l'art, et si le monde de l'art est défini comme l'ensemble des personnes impliquées dans la création et la réception de l'art, ne sommes-nous pas face à une définition tautologique ?
D'autres critiques soulignent que la théorie de Dickie pourrait justifier n'importe quel objet comme étant de l'art, tant qu'il est reconnu par les institutions appropriées. Cette approche semble ignorer les qualités intrinsèques des œuvres et pourrait potentiellement légitimer des objets sans valeur artistique réelle.
Il y a également des préoccupations concernant le pouvoir excessif accordé aux institutions artistiques dans cette théorie. Ne risque-t-elle pas de renforcer un élitisme culturel, où un petit groupe d'experts détermine ce qui est ou n'est pas de l'art ?
La théorie institutionnelle de l'art soulève autant de questions qu'elle n'en résout, mais c'est précisément ce qui en fait un outil précieux pour réfléchir à la nature complexe et changeante de l'art contemporain.
Impact sur les pratiques artistiques contemporaines
Malgré ces critiques, l'influence de la théorie institutionnelle de Dickie sur les pratiques artistiques contemporaines est indéniable. Elle a contribué à élargir les frontières de ce qui peut être considéré comme de l'art, ouvrant la voie à des formes d'expression artistique plus diverses et expérimentales.
Art conceptuel et dématérialisation de l'œuvre
L'art conceptuel, qui met l'accent sur l'idée plutôt que sur l'objet physique, trouve un cadre théorique solide dans l'approche de Dickie. En reconnaissant que l'art peut exister principalement comme concept ou idée, la théorie institutionnelle a contribué à légitimer des pratiques artistiques qui remettent en question la matérialité traditionnelle de l'art.
Cette dématérialisation de l'œuvre d'art pose de nouveaux défis aux institutions artistiques traditionnelles. Comment exposer, collectionner ou conserver des œuvres qui n'ont pas de forme physique permanente ? Ces questions continuent de stimuler l'innovation dans les pratiques muséales et curatoriales.
Art numérique et nouveaux espaces d'exposition
L'émergence de l'art numérique et des nouveaux médias a encore complexifié la définition de l'art. Ces formes artistiques, qui existent souvent uniquement dans l'espace virtuel, remettent en question les notions traditionnelles d'originalité, de propriété et d'exposition.
La théorie de Dickie offre un cadre pour comprendre comment ces nouvelles formes d'art peuvent être légitimées et valorisées. Les espaces d'exposition virtuels, les plateformes de streaming artistique et les musées en ligne deviennent de nouveaux lieux de reconnaissance institutionnelle, élargissant ainsi la notion de "monde de l'art".
Performance et art éphémère face aux institutions
L'art de la performance et les œuvres éphémères posent des défis particuliers aux institutions artistiques traditionnelles. Comment ces formes d'art, qui existent souvent uniquement dans le moment de leur réalisation, peuvent-elles être reconnues, préservées et valorisées par les institutions ?
La théorie institutionnelle de Dickie offre une perspective intéressante sur ces questions. Elle suggère que la documentation, la critique et la discussion autour de ces œuvres éphémères peuvent jouer un rôle crucial dans leur légitimation en tant qu'art, même en l'absence d'un objet physique permanent.
Évolution et perspectives de la théorie de dickie
Depuis sa formulation initiale dans les années 1970, la théorie institutionnelle de l'art a continué d'évoluer, tant sous l'impulsion de Dickie lui-même que d'autres théoriciens. Ces développements ont cherché à répondre aux critiques et à adapter la théorie aux changements rapides du monde de l'art contemporain.
Une direction importante de cette évolution a été l'intégration d'une perspective plus dynamique et historique. Plutôt que de voir le monde de l'art comme une structure statique, les versions plus récentes de la théorie institutionnelle reconnaissent son caractère évolutif et contesté. Les frontières du monde de l'art sont constamment renégociées, et de nouveaux acteurs et institutions émergent pour défier les structures de pouvoir existantes.
Un autre développement significatif a été la prise en compte accrue des contextes culturels variés. La théorie originale de Dickie a été critiquée pour son focus implicite sur le monde de l'art occidental. Les versions plus récentes cherchent à intégrer une compréhension plus globale et interculturelle de ce qui constitue le "monde de l'art".
Enfin, l'émergence de nouvelles technologies et de formes d'art numériques a conduit à une réévaluation de la nature des institutions artistiques. Les plateformes en ligne, les communautés virtuelles d'artistes et les nouvelles formes de curation numérique remettent en question les notions traditionnelles d'institution artistique et ouvrent de nouvelles perspectives pour la théorie institutionnelle.
La théorie institutionnelle de l'art continue d'évoluer, reflétant les changements constantsdans le monde de l'art contemporain. Comme l'art lui-même, elle reste un sujet de débat et de réflexion fertile pour les artistes, les critiques et les théoriciens.
La théorie institutionnelle de George Dickie a profondément marqué notre compréhension de l'art et continue d'influencer les pratiques artistiques contemporaines. En déplaçant le focus de l'objet d'art lui-même vers le contexte social et institutionnel de sa création et de sa réception, Dickie a ouvert de nouvelles perspectives sur la nature de l'art et son rôle dans la société.
Cette théorie nous invite à réfléchir de manière critique aux structures de pouvoir qui sous-tendent le monde de l'art, aux processus de légitimation artistique, et à la façon dont ces dynamiques influencent ce que nous considérons comme de l'art. Elle nous encourage également à rester ouverts aux nouvelles formes d'expression artistique qui émergent constamment, remettant en question nos conceptions établies de l'art.
Alors que le paysage artistique continue d'évoluer rapidement, avec l'émergence de nouvelles technologies et de formes d'art inédites, la théorie institutionnelle de Dickie reste un outil précieux pour naviguer dans ces eaux changeantes. Elle nous rappelle que l'art est toujours ancré dans un contexte social et culturel spécifique, tout en nous invitant à remettre constamment en question et à élargir notre compréhension de ce que l'art peut être.
La théorie institutionnelle de l'art n'est pas seulement un cadre pour comprendre l'art, mais aussi un appel à l'engagement actif et critique avec le monde de l'art dans toute sa complexité et sa diversité.
En fin de compte, la théorie de Dickie nous rappelle que l'art est un phénomène vivant et dynamique, constamment redéfini par les interactions entre les artistes, les institutions et le public. C'est cette nature fluide et contestée de l'art qui en fait un sujet d'étude si fascinant et une source inépuisable de créativité et d'innovation.