Formalisme de clive bell et roger fry : la beauté des formes

Le formalisme esthétique a profondément marqué la théorie et la critique d'art au début du XXe siècle. Cette approche, qui met l'accent sur les qualités purement visuelles des œuvres d'art, a trouvé ses plus ardents défenseurs en Angleterre avec les figures de Clive Bell et Roger Fry. Leur vision novatrice a bouleversé la manière d'appréhender l'art, en particulier l'art moderne et abstrait, en proposant une appréciation basée sur les formes, les couleurs et les compositions plutôt que sur le sujet représenté ou le contexte historique. Cette perspective a ouvert la voie à une nouvelle compréhension de l'art, influençant non seulement la critique mais aussi la création artistique elle-même.

Origines et principes du formalisme esthétique

Le formalisme esthétique trouve ses racines dans les réflexions philosophiques du XVIIIe siècle sur la nature du beau. Des penseurs comme Emmanuel Kant ont commencé à considérer que la beauté pouvait être appréciée pour elle-même, indépendamment de toute finalité pratique ou morale. Cette idée a progressivement évolué pour donner naissance au concept d'art pour l'art au XIXe siècle, prônant l'autonomie de l'expérience esthétique.

Au tournant du XXe siècle, cette approche s'est cristallisée autour de l'idée que la valeur d'une œuvre d'art réside essentiellement dans ses qualités formelles. Les formalistes soutiennent que l'appréciation esthétique devrait se concentrer sur les éléments visuels intrinsèques de l'œuvre : lignes, couleurs, formes, textures et leur agencement dans l'espace pictural. Cette perspective rejette l'importance traditionnellement accordée au sujet représenté, à la narration ou au contexte historique dans l'évaluation de l'art.

Le formalisme s'est développé en réaction à l'académisme dominant du XIXe siècle, qui privilégiait le contenu narratif et la fidélité à la nature. Il a également été influencé par l'émergence de l'art moderne, en particulier le post-impressionnisme et les premières formes d'abstraction, qui remettaient en question les conventions de la représentation picturale.

Théorie de la "forme signifiante" de clive bell

Concept de "significant form" et perception esthétique

Clive Bell, critique d'art britannique, a développé sa théorie de la "forme signifiante" dans son ouvrage Art , publié en 1914. Ce concept est devenu le pilier central de sa vision formaliste. Selon Bell, la "forme signifiante" est la qualité commune à toutes les œuvres d'art visuelles qui suscitent une émotion esthétique chez le spectateur. Cette forme se compose des relations entre les lignes, les couleurs et les volumes dans une œuvre.

Pour Bell, la perception esthétique est une expérience directe et intuitive, presque mystique, qui se produit lorsque le spectateur est confronté à la "forme signifiante". Cette expérience est distincte de toute considération intellectuelle ou contextuelle. Bell affirme que cette réaction émotionnelle à la forme pure est universelle et transcende les époques et les cultures.

La forme signifiante est ce qui distingue les œuvres d'art de tous les autres objets fabriqués par l'homme. Elle seule a le pouvoir de provoquer une émotion esthétique pure.

Rejet de la représentation et du contenu narratif

Une des conséquences radicales de la théorie de Bell est le rejet catégorique de l'importance du sujet représenté ou du contenu narratif dans l'appréciation de l'art. Pour lui, ces éléments sont superflus, voire nuisibles à l'expérience esthétique pure. Bell va jusqu'à affirmer que la représentation fidèle de la réalité ou la transmission d'un message moral ou social n'ont aucune valeur artistique intrinsèque.

Cette position a conduit Bell à réévaluer l'histoire de l'art, valorisant des œuvres et des traditions artistiques jusqu'alors négligées, comme l'art byzantin ou l'art tribal africain, pour leurs qualités formelles plutôt que pour leur contenu représentatif ou symbolique. Cette approche a ouvert la voie à une nouvelle compréhension de l'art non occidental et primitif.

Influence sur l'appréciation de l'art abstrait

La théorie de Bell a joué un rôle crucial dans la légitimation et l'appréciation de l'art abstrait émergeant au début du XXe siècle. En mettant l'accent sur les qualités formelles plutôt que sur la représentation, Bell a fourni un cadre théorique pour comprendre et valoriser des œuvres qui s'éloignaient radicalement de la tradition mimétique.

Les artistes abstraits comme Wassily Kandinsky ou Piet Mondrian ont trouvé dans le formalisme de Bell une justification théorique à leur exploration des formes pures et des relations chromatiques. La "forme signifiante" est devenue un concept clé pour interpréter et apprécier des œuvres qui, autrement, auraient pu être rejetées comme incompréhensibles ou dénuées de sens.

Critiques et limites de la théorie bellienne

Malgré son influence considérable, la théorie de Bell a fait l'objet de nombreuses critiques. On lui a notamment reproché son caractère trop réducteur et son incapacité à rendre compte de la complexité et de la diversité de l'expérience artistique. La notion d'une émotion esthétique universelle et pure a été remise en question par des approches plus contextuelles de l'art.

De plus, l'insistance de Bell sur la forme au détriment du contenu a été critiquée comme négligeant des aspects importants de l'art, tels que son rôle social, politique ou expressif. Certains ont argué que cette approche conduisait à une vision élitiste et déconnectée de l'art, ignorant son ancrage dans la réalité humaine et historique.

Approche formaliste de roger fry

Analyse des éléments plastiques : ligne, couleur, volume

Roger Fry, peintre et critique d'art britannique, a développé une approche formaliste plus nuancée et analytique que celle de Bell. Tout en partageant l'accent mis sur les qualités formelles de l'art, Fry a élaboré une méthode d'analyse plus systématique des éléments plastiques d'une œuvre.

Fry s'est concentré sur l'étude détaillée de la ligne, de la couleur et du volume dans les œuvres d'art. Il a examiné comment ces éléments interagissent pour créer des effets de rythme, d'équilibre et de mouvement dans la composition. Pour Fry, comprendre ces relations formelles était essentiel pour apprécier pleinement la valeur artistique d'une œuvre.

Cette approche analytique a permis à Fry de développer un vocabulaire critique sophistiqué pour décrire et évaluer l'art, en particulier l'art moderne. Il a ainsi contribué à fournir des outils conceptuels pour appréhender des œuvres qui s'éloignaient des conventions traditionnelles de la représentation.

Notion de "vision esthétique" vs "vision pratique"

Une contribution majeure de Fry à la théorie esthétique est sa distinction entre la "vision esthétique" et la "vision pratique". Selon lui, la vision pratique est notre mode de perception habituel, orienté vers l'identification et l'utilisation des objets dans notre environnement. La vision esthétique, en revanche, est un mode de perception désintéressé qui nous permet d'apprécier les qualités formelles des choses indépendamment de leur fonction ou de leur signification.

Pour Fry, l'expérience esthétique implique un passage de la vision pratique à la vision esthétique. Ce changement de perspective permet au spectateur de percevoir les relations formelles pures dans une œuvre d'art, libéré des associations et des interprétations qui caractérisent notre perception quotidienne.

La vision esthétique nous libère des contraintes de la réalité pratique et nous ouvre à une contemplation pure des formes et des couleurs.

Rôle des expositions post-impressionnistes de 1910 et 1912

Roger Fry a joué un rôle crucial dans l'introduction de l'art moderne en Angleterre à travers l'organisation de deux expositions post-impressionnistes à Londres en 1910 et 1912. Ces expositions, qui présentaient des œuvres de Cézanne, Van Gogh, Gauguin et d'autres artistes modernes, ont eu un impact considérable sur le monde artistique britannique.

Ces expositions ont permis à Fry de mettre en pratique ses théories formalistes, en mettant l'accent sur les qualités formelles des œuvres plutôt que sur leur contenu narratif ou leur fidélité à la nature. Elles ont également servi de plateforme pour expliquer et défendre l'art moderne auprès d'un public souvent sceptique ou hostile.

L'impact de ces expositions a dépassé le simple cadre artistique. Elles ont contribué à un changement plus large dans la perception de l'art et de son rôle dans la société, ouvrant la voie à une plus grande acceptation de l'expérimentation formelle et de l'abstraction en art.

Impacts sur la critique d'art britannique

L'approche formaliste de Fry a profondément influencé la critique d'art britannique du XXe siècle. Elle a introduit une nouvelle manière d'écrire et de parler de l'art, centrée sur l'analyse des qualités formelles plutôt que sur l'interprétation du sujet ou du contexte historique.

Cette approche a encouragé une plus grande rigueur et objectivité dans la critique d'art, en fournissant un cadre d'analyse applicable à une grande variété d'œuvres, des maîtres anciens à l'art d'avant-garde. Elle a également contribué à légitimer l'art moderne auprès d'un public plus large, en offrant des outils pour comprendre et apprécier des œuvres qui pouvaient sembler déroutantes au premier abord.

L'influence de Fry s'est étendue bien au-delà de la critique d'art, touchant également l'enseignement de l'art et la pratique artistique elle-même. De nombreux artistes britanniques ont été inspirés par ses idées, conduisant à une plus grande expérimentation formelle dans leur travail.

Applications du formalisme à l'art moderne

Étude des œuvres de cézanne, matisse et picasso

Le formalisme de Bell et Fry a trouvé un terrain d'application particulièrement fertile dans l'analyse des œuvres des pionniers de l'art moderne. Leurs approches ont permis de mettre en lumière les innovations formelles de ces artistes, souvent incomprises ou rejetées par la critique traditionnelle.

Dans le cas de Cézanne, les formalistes ont mis l'accent sur sa manière de construire l'espace pictural à travers des plans de couleur et des distorsions géométriques subtiles. Ils ont vu dans son travail une redéfinition radicale de la représentation, où la structure formelle de l'œuvre prend le pas sur la fidélité à l'apparence naturelle.

Pour Matisse, l'analyse formaliste s'est concentrée sur son utilisation audacieuse de la couleur et de la ligne. Les formalistes ont apprécié la manière dont Matisse simplifiait les formes et utilisait des couleurs non naturalistes pour créer des compositions dynamiques et expressives.

Quant à Picasso, l'approche formaliste a été particulièrement utile pour comprendre ses innovations cubistes. L'analyse des relations spatiales complexes et de la fragmentation des formes dans ses œuvres a fourni un cadre pour apprécier la rupture radicale avec la tradition représentative qu'elles incarnaient.

Formalisme et abstraction : kandinsky et mondrian

Le formalisme a joué un rôle crucial dans la compréhension et l'appréciation de l'art abstrait émergeant. Les théories de Bell et Fry ont fourni un cadre conceptuel pour aborder des œuvres qui abandonnaient complètement la représentation figurative.

Dans le cas de Kandinsky, l'analyse formaliste s'est concentrée sur sa théorie des correspondances entre formes, couleurs et émotions. Les critiques formalistes ont examiné comment Kandinsky utilisait des formes abstraites et des couleurs pures pour créer des compositions dynamiques et expressives, sans recourir à des éléments figuratifs.

Pour Mondrian, le formalisme a permis de mettre en lumière la rigueur de ses compositions basées sur des lignes droites et des couleurs primaires. L'approche formaliste a souligné comment Mondrian réduisait la peinture à ses éléments les plus essentiels, créant un équilibre parfait entre forme et couleur.

Influence sur le développement du cubisme analytique

Le formalisme a eu une influence significative sur le développement et la réception du cubisme analytique. Cette phase du cubisme, caractérisée par une fragmentation extrême de la forme et une palette réduite, trouve un écho particulier dans les théories formalistes.

Les critiques formalistes ont vu dans le cubisme analytique une exploration radicale des possibilités de la forme pure. Ils ont apprécié la manière dont les cubistes décomposaient les objets en plans géométriques, créant des compositions complexes qui mettaient l'accent sur les relations spatiales plutôt que sur la représentation fidèle.

Cette approche a fourni un cadre théorique pour comprendre et apprécier des œuvres qui, autrement, auraient pu sembler incompréhensibles ou arbitraires. Le formalisme a ainsi contribué à légitimer le cubisme comme une exploration sérieuse des possibilités de la forme picturale, plutôt que comme une simple distorsion de la réalité.

Héritage et évolutions du formalisme au XXe siècle

Clement greenberg et le formalisme américain

L'héritage du formalisme britannique de Bell et Fry a trouvé un prolongement influent aux États-Unis avec le critique d'

art Clement Greenberg. Greenberg a développé une version plus radicale du formalisme, centrée sur la notion de "planéité" (flatness) comme caractéristique essentielle de la peinture moderne.

Pour Greenberg, l'évolution de l'art moderne était caractérisée par une progression vers une pureté formelle toujours plus grande. Il considérait que chaque medium artistique devait se concentrer sur ses qualités intrinsèques et spécifiques. Dans le cas de la peinture, cela signifiait mettre l'accent sur la bidimensionnalité de la toile et les propriétés de la couleur.

Cette approche a eu une influence considérable sur l'art américain d'après-guerre, en particulier l'expressionnisme abstrait. Greenberg a été un fervent défenseur d'artistes comme Jackson Pollock et Willem de Kooning, voyant dans leur travail l'aboutissement logique de la quête de pureté formelle en peinture.

La peinture moderne, dans sa marche vers l'autonomie et la pureté, a dû se débarrasser de tout ce qui ne lui était pas propre. - Clement Greenberg

Critiques post-structuralistes et contextuelles

À partir des années 1960, le formalisme a fait l'objet de critiques de plus en plus vives, notamment de la part des théoriciens post-structuralistes et des partisans d'approches plus contextuelles de l'art. Ces critiques ont remis en question les prétentions du formalisme à l'universalité et à l'objectivité.

Des penseurs comme Roland Barthes et Jacques Derrida ont souligné l'importance du contexte et de l'interprétation dans la création du sens artistique. Ils ont argumenté que la signification d'une œuvre ne pouvait être réduite à ses seules qualités formelles, mais dépendait également de facteurs culturels, sociaux et historiques.

Dans le même temps, des mouvements artistiques comme l'art conceptuel et le pop art ont délibérément rejeté l'emphase formaliste sur la pureté du medium. Ces artistes ont réintroduit des éléments narratifs, politiques et populaires dans leur travail, défiant l'idée que l'art devait se concentrer uniquement sur ses qualités formelles.

Néo-formalisme et esthétique contemporaine

Malgré ces critiques, le formalisme continue d'influencer la théorie et la pratique artistiques contemporaines. On observe l'émergence d'approches néo-formalistes qui cherchent à concilier l'attention aux qualités formelles avec une prise en compte du contexte et de la signification.

Ces nouvelles approches reconnaissent l'importance des qualités formelles dans l'expérience esthétique, tout en admettant que ces qualités ne peuvent être totalement séparées du contenu et du contexte de l'œuvre. Elles proposent une vision plus nuancée de la relation entre forme et signification dans l'art.

Par exemple, des théoriciens comme Rosalind Krauss ont développé des approches qui combinent l'analyse formelle avec des perspectives issues de la psychanalyse et de la théorie critique. Ces approches permettent d'examiner comment les qualités formelles d'une œuvre interagissent avec son contexte culturel et historique pour produire du sens.

Dans la pratique artistique contemporaine, on observe un regain d'intérêt pour les questions formelles, notamment dans certains courants de peinture abstraite et de sculpture minimaliste. Ces artistes explorent les possibilités expressives de la forme pure, tout en étant conscients des implications conceptuelles et contextuelles de leur travail.

En conclusion, bien que le formalisme strict de Bell et Fry ait été largement remis en question, leur héritage continue d'informer notre compréhension de l'art. L'attention aux qualités formelles reste un aspect important de l'expérience et de l'analyse artistiques, même si elle est désormais intégrée dans des approches plus larges et plus nuancées de l'art.

Plan du site